Cindy

2018
photographies, textes

Cindy est née à Cali, en Colombie. Son enfance a été marquée par une grande instabilité familiale, liée notamment à la situation de son père. Très jeune, elle a été contrainte de déménager constamment, vivant dans plus de vingt maisons différentes.

Au fil de nos échanges, j’ai remarqué que chacun de ses souvenirs d’enfance était lié à un lieu précis — chaque maison devenait le décor d’un fragment de mémoire. C’est à partir de cette observation qu’est né ce projet photographique : dresser un inventaire des espaces traversés, comme une cartographie intime de son histoire.

Ce travail explore la manière dont l’espace façonne nos récits personnels et interroge le lien profond entre mémoire, instabilité et territoire.

Ce travail réalisé dans le cadre de la résidence "Territoire", avec le soutien de l’Alliance Française de Bogotá et de l’École Nationale Supérieure de la Photographie d’Arles.

 

I. Dans ma mémoire, j’ai le souvenir de devoir déménager en permanence et c'est comme ça que je me rappelle de ma vie, passant de maison en maison, depuis mes deux ans et demi. La première maison où j'ai vécue, je ne m’en rappelle presque plus, mais ma grand-mère me dit que c’était la sienne. Il m’en reste des images flottantes, je me revois jouer avec mon oncle au niveau du deuxième étage de cette maison qui était en chantier, je me vois jouer avec ma cousine et j’ai aussi la sensation qu’il y avait toujours beaucoup de monde. Je me rappelle de la salle de bain de la maison et aussi des voisins, que j’aimais regarder par un petit trou qu’il y avait entre les briques.

 

II. La première maison dont je me rappelle, mais qu'en fait était la deuxième dans laquelle j’ai vécu, était celle de Yuly, dans le quartier Mariano Ramos. Mon père me disait que ma mère avait une très bonne amie, ou peut-être sa seule amie, et il espérait qu’elle s’occupe de moi. Il me semble que ça a duré une année. De cette époque, je me souviens bien d’une photo où je suis en train de jouer avec une voiturette rouge. Je me rappelle de mon obsession pour cette voiturette rouge. Je garde en moi une image dans laquelle Yuly était en train de me laver, pendant que moi je passais mon temps à penser à cette voiturette rouge.

 

III. La deuxième maison dont je me souviens est la maison de Maritza dans le quartier de l’Union. J’avais trois ans et demi et j’allais dans une maternelle qui s’appelait « La maison en chocolat ». De cette époque là, j’ai des images qui me reviennent de moi en train de laver l’uniforme de la maternelle. J’aimais pas beaucoup cette maison, ni Maritza, ni laver mon uniforme en rentrant de l’école. Mes premiers souvenirs avec mon papa datent de ces jours là, parce que moi, je rêvais de vivre avec lui. Il vivait seul et, pour aller le voir, je devais traverser un pont. Comme on ne vivait pas ensemble, les seuls moments dans lesquels on pouvait discuter, étaient les longs trajets sur sa moto, lorsque je l’accompagnais quelque part ou quand il m'emmenait quelque part. La circulation était ce qui nous marquait, ce qui nous unissait le plus. C’est comme ça que l’on a appris à communiquer dans des espaces auxquels on s’attendrait le moins, sur une route, sur une moto, en état de mouvement.

 

IV. Quand j’ai eu quatre ans, mon père a connu Cécilia et les choses ont changé totalement parce qu'à partir de ce moment là, j’ai vécu avec eux deux et nous vivions chaque fois dans un endroit un peu plus grand. Je me rappelle que l’on vivait dans le quartier de l’Union. Le premier endroit où je me rappelle avoir vécu avec eux, c’était chez Cristina. Un jour, dans cette maison, la mère de Cécilia nous a retrouvé. Ils venaient de tomber amoureux et ils vivaient en essayant de se cacher d’elle, mais ils se disputaient beaucoup. Je me rappelle beaucoup d'une dispute avec un frigo : je revois mon père et Cecilia qui se disputaient avec Cristina. Ils essayaient de sortir un réfrigérateur pendant qu'elle essayait de les en empêcher.

 

V. Après, nous avons déménagé dans un espace un peu plus grand. C’était un appartement de deux chambres, dans une maison. L’appartement était unit à l’arrière de la maison avec l’appartement où habitaient les propriétaires et nous, on partageait la salle de bain avec eux. Je me souviens bien de cet appartement là parce que Cecilia a eu très peur deux fois, elle disait que Jésus lui était apparu, ou la vierge, pendant que mon père prenait sa douche. Je me souviens que l’étage de la maison était en travaux et parfois on y montait, mais on avait peur là, aussi. Dans ma tête, c’est resté comme « la maison qui fait peur ».

 

VI. Maison d’ « Alicia la folle », quartier de Ciudad Modelo : Cette maison était un peu plus grande et un peu plus indépendante. Je me souviens qu’on montait sur le toit pour voir le quartier. Je ne me souviens pas bien d’Alicia, mais je me rappelle que mon père parlait souvent d’elle et il disait qu’elle était folle. Je me rappelle aussi du moment où nous sommes partis. Je ne sais pas pourquoi, car c’était dans nos habitudes d’arriver et de repartir. Mais ça a été pour moi un évènement marquant, parce que j’ai en mémoire le moment où on faisait nos adieux à la maison, avec le camion qui nous attendait dehors et les affaires qu’on emportait, dans des valises et des boites en carton, posés sur le trottoir.

 

VII. Quand j’avais cinq ans, on est arrivés pour vivre au rez-de-chaussée d’une maison qui faisait l’angle, dans le quartier de Ciudad Cordoba. La maison était grande pour nous, qui étions habitués à vivre dans des endroits petits. Même si notre maison était en face du quartier Mariano Ramos, un quartier dangereux, notre rue était très paisible à cette époque là. Et dès le premier jour où je suis arrivée dans cette maison, j’ai rencontré Doña Bertha, une dame qui venait de prendre la retraite et qui habitait au dessus de chez nous. Elle prenait soin de moi comme si c’était ma mère et moi, j’avais l’impression que sa maison était comme un ciel et qu'elle était un ange. Dans ma maison, tout ou presque était un chaos et moi, je m’échappais pour jouer dans la rue avec les autres enfants du quartier. Puis, quand j’étais fatiguée, je m’arrêtais pour rejoindre la vie tranquille de Doña Bertha. Elle était gentille avec tout le monde, pas seulement avec moi, mais avec tous les autres enfants et aussi avec les vagabonds, qui venaient la voir pour lui demander à manger.

 

VIII. Tout a changé quand on a déménagé pour aller vivre au quartier Primavera. C'était la première fois que j'habitais loin de mon père. Je me souviens bien que dans cette maison j’ai regardé un film sur une fille du Vietnam qui souffrait beaucoup à cause de la guerre, de la violence. Ça a été le premier film que j’ai aimé, peut-être parce que dans cette maison j’ai découvert la haine et que moi je me sentais un peu comme cette fille dans ce film-là. Je me souviens aussi que, pour la première fois, j’ai réussi à m’échapper, j’ai fui cette maison et je me suis sentie libre.

 

IX. A dix ans et demi, on a commencé à vivre dans un immeuble d’habitations. Il fallait toujours recommencer depuis le début, on finissait toujours par recommencer. Mais dans cet appartement je me souviens d’avoir ressentie, pour la première fois, de la mélancolie, le besoin que tout soit comme ça pour toujours, que rien ne change jamais.. Là, j’ai vu mes sœurs ont grandir. On a vécu presque trois ans là-bas. C'est la maison des premières amies, du premier baiser et où j'ai eu pour la première fois la sensation de tomber amoureuse. Je me rappelle aussi la première fois que j’ai pris des photos avec mes sœurs, c’était une pellicule de trente-six poses, on était toutes habillées pareil et moi j’avais un peu honte, cette sensation de se faire tirer le portrait m’intimidait un peu.

 

X. En ce moment je n’ai pas de maison, mes affaires sont dans des boîtes. J’ai réfléchi à offrir de nouveau mes affaires, finalement je n’ai pas beaucoup de temps pour lire des livres ou pour arroser mes fleurs et mes poivrons. J’ai déjà vu mourir des haricots, et beaucoup de basilics et d’origans, mais je continue d’en semer malgré tout chaque fois que je retourne dans une nouvelle maison. Être en mouvement me plait, peut-être que je suis un peu nomade. J’ai appris de ma famille à toujours me remettre debout, à changer, déménager et à toujours recommencer. Le rêve de travailler pour avoir une maison à moi, je ne l’ai pas. Quand je vivais chez Doña Berta, je passais beaucoup de temps sur le canapé avec elle à regarder la télé et je rêvais d’avoir une maison comme la sienne. Mais j’aimais aussi regarder la collection de livres que lui avait laissé son oncle, sur les pays du monde. Ils les avait collectionné presque tous, depuis 1985 jusqu’en 2002.